Piere Boulez

Pierre Boulez

“Mais, alors que certains festivals sont à peine des rencontres, ce qui se passe ici en Haute Provence mérite bien cette définition du festival, une idée, une oeuvre, un public.” – Pierre Boulez

  • Le titre modeste de "Rencontres Musicales" s'oppose à celui, plus pompeux, de festival.

    Mais, alors que certains festivals sont à peine des rencontres, ce qui se passe ici en Haute Provence mérite bien cette définition du festival, une idée, une oeuvre, un public.

    L'idée, c'est de faire pénétrer la musique où elle n'a pas, pour diverses raisons, droit de cité, ou si peu qu'elle peut être considérée comme un bien superflu.

    L'oeuvre, c'est faire connaître un répertoire contrasté qui n'oublie ni la tradition ni l'actualité et manifeste la conjonction des époques et des styles en n'hésitant pas à souligner la continuité par le choc des contrastes.

    Le public c'est faire se rassembler des personnes qui, autrement, n'y auraient point songé, les amener à former temporairement une communauté solidaire, se prenant au jeu musical en y découvrant plaisir, richesse, curiosité et recherche.

    Pierre Boulez

  • Janvier 1990, Pavillon Avicenne de la Cité Universitaire de Paris.

    J’ai traversé l’Atlantique trois jours auparavant depuis New York, où je termine mes études, afin de prendre part, un peu intimidé, à l’audition pour le poste de violoncelliste à pourvoir au sein de l’Ensemble Intercontemporain.

    Pierre Boulez préside le jury, ne laissant rien au hasard pour la composition de son Ensemble.

    En fin de programme a lieu l’épreuve de lecture à vue, en l’occurrence un extrait de la « Sérénade » de Schoenberg. J’en offre une première version par moi-même, après quoi Pierre se lève et vient se poster à un mètre devant moi : « C’était bien, mais voici les quelques erreurs auxquelles je vous demande de prêter attention. Vous allez le refaire et je vous dirige ».

    Instantanément s’installe un sentiment que je revivrai à chaque fois que je côtoierai Pierre sur scène ou en répétition : oui il est une légende vivante, oui, on est impressionné par le charisme ; mais il est à ce point habité par sa mission – celle de sa vie au service de la musique – et par son éthique dans la réalisation de celle-ci, que l’on est instantanément transcendé, porté. Par une sorte de contagion, on est appelé à se surpasser et à trouver en soi des ressources jusque-là ignorées.

    Le lendemain mes parents, potiers en Provence, reçoivent dans leur atelier de Forcalquier la visite d’une petite dame énergique qui s’introduit ainsi : « Bonjour, je suis la sœur de Pierre Boulez, il m’envoie découvrir d’où sort sa nouvelle recrue. »

    Trois ans plus tard, alors que j’étais tenu à distance de l’Ensemble pendant six mois pour des raisons de santé, je reçus régulièrement une carte ou un coup de fil de sa part pour s’enquérir de mon état.

    Ainsi était Pierre : Profondément intéressé par les êtres avec qui il travaillait, sans doute conscient aussi que les synergies créatrices ne peuvent naître dans l’ignorance de ceux qui les incarnent. Le grand précurseur du prolongement du musicien par la machine était profondément attaché à ses musiciens, disponible, à leur écoute.

    Sentant que je brûlais pour la musique, et ayant reconnu que cette flamme animait toute l’équipe de notre festival de musique à Forcalquier – Les Rencontres Musicales de Haute Provence – il proposa de nous parrainer et de s’engager à nos côtés, y compris financièrement, année après année, fidèlement jusqu’à sa disparition. L’éthique, là encore, et la reconnaissance d’un travail réalisé avec dévouement.

    Pierre fut sans aucun doute une figure paternelle pour moi, en raison de nos générations respectives, mais aussi par son exemplarité dans le travail, son affection, sa disponibilité, sa fidélité et son exigence.

    Jean-Guihen Queyras
    Avril 2025

  • Lorsqu’on approche une personnalité comme celle de Pierre Boulez, on perçoit un décalage saisissant entre l’homme public et l’homme privé. Si l’homme public s’impose d’emblée, il se révèle rapidement double. C’est comme si coexistaient en permanence deux hommes, celui qui veut sortir et celui qui veut rentrer. D’un côté, un être dans le monde, qui n’hésite pas à se surexposer en tant que créateur, interprète, fondateur d’institutions, militant de politique culturelle, essayiste, polémiste. De l’autre, un solitaire qui n’aime rien tant que se retrouver dans le silence de sa maison en bordure de forêt, créer et marcher pendant des heures. D’un côté un homme avenant et affable, ouvert, toujours prêt à partager échanges et conversations en donnant à son interlocuteur une impression de connivence, comme si l’on s’était toujours connus. De l’autre, une pudeur extrême excluant d’emblée toute confidence sur les questions intimes, qui n’auront jamais regardé que lui, même avec les très proches. On ne peut qu’être stupéfait par la constance avec laquelle il est parvenu à être un homme public sans jamais laisser filtrer quoi que ce soit de sa vie privée. Jamais l’expression « jardin secret » n’aura aussi bien porté son nom.

    Il ne supportait pas les conflits, se montrant plus d’une fois incapable de trancher, y compris entre sa sœur et son majordome, et paniquait à l’idée de se séparer d’un collaborateur. Incapable de dire non, jusqu’à accepter plusieurs engagements en même temps, obligeant sa secrétaire à se charger de la sale besogne. Et si l’inflexibilité n’était chez lui qu’une carapace pour protéger une hypersensibilité à laquelle il craignait de se brûler ? Une fermeture indispensable à trop d’intrusion de l’extérieur ? Tendre mais pas sentimental, ainsi le décrit son neveu Pierre Chevalier. De la sensibilité mais surtout pas de la sensiblerie. Toute la vie de Boulez semble avoir consisté à mettre des garde-fous pour se protéger de soi et du monde, avec un surmoi suffisamment fort pour lui permettre d’avancer cuirassé. Mais ceux qui l’ont côtoyé de près ne s’y sont pas trompés, en particulier ceux (nombreux) qu’il a aidés quand ils étaient dans la détresse. Sans jamais s’en vanter, la politesse des vrais généreux. D’où l’hypothèse suivante : il aimait la polémique, qui a trait aux idées, mais pas le conflit qui oppose aux personnes. Ce qui pourrait expliquer la virulence avec laquelle il eut très tôt tendance à surréagir.

    La combativité péremptoire d’un Pierre Boulez sûr de lui et dominateur est ce que l’opinion publique et l’histoire ont le plus aisément retenu. Il est vrai qu’il a tout fait pour. Mais, là encore, ce n’est qu’un aspect de sa personnalité. Ce personnage ne se l’est-il pas en grande partie construit ? Toute personne qui l’a côtoyé a en effet connu un tout autre Pierre Boulez. Simple, chaleureux, aimable, accessible, pas intimidant pour deux sous, à l’écoute de son interlocuteur, généreux de son temps même quand il n’en avait pas. Un homme souriant, doux, drôle et simple, le contraire d’un monstre froid ou d’un tyran. Mais ce que notre recherche nous a révélé en plus, c’est le visage d’un Boulez sensible, pour ne pas dire hypersensible, et d’autant plus vulnérable : facette que Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud ont été les premiers à déceler.

    Lorsqu’on demande à Boulez s’il éprouve du plaisir lors d’une exécution musicale particulièrement accomplie. Après avoir plusieurs fois botté en touche il finit par répondre « C’est plus que du plaisir, alors, s’il faut employer ce vocabulaire-là, c’est le mot joie qu’il faut choisir, pas le mot plaisir. J’aime la musique de façon en quelque sorte animale. J’aime le son d’un instrument, cela me rend heureux. Pour moi ce sera toujours l’alpha et l’oméga. En fait c’est plus que du plaisir, c’est vivre à travers un son. Je sais que c’est très contraire à l’image que l’on a de moi, à savoir que j’existe uniquement par l’imagination abstraite. Pas du tout. La musique doit juste communiquer par le pur effet physique. »

    Évoquer le rapport de Pierre Boulez à la mort est assez difficile. Il n’en parlait pas. Jamais. Il s’emportait si l’on insistait. Avait-il peur de la mort ? Ça y ressemble bien. En tous cas, sa sœur Jeanne en était convaincue. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne fit jamais de testament et refusa catégoriquement de prendre la moindre disposition pour après. « Ils se débrouilleront » semble avoir été sa seule philosophie en la matière.

    Il est vrai qu’il appliquait cette même philosophie lorsqu’on l’interrogeait sur la trace qu’il espérait laisser dans l’histoire : « Quand on me pose cette question, je me recroqueville sur moi-même et je réponds que cela ne me regarde pas. L’empreinte Boulez ne me regarde pas car ce n’est pas moi qui le décide. Les choses que je peux décider moi-même, je les maîtrise. Ce que je ne peux décider moi-même, je le laisse aux autres très volontiers. » Une philosophie qui recoupe le conseil donné à tous ceux qui lui ont succédé à la tête des structures qu’il avait créées : « Agissez, ne reproduisez pas ! » On reconnaît là tout à la fois le réalisme de celui qui permet de faire la différence entre ce qui peut être changé et ce qui ne le peut, et la générosité de celui qui laisse les mains libres aux générations suivantes. Le contraire d’un despote.

    Le Boulez qui veut rentrer, c’est l’indépendant, rétif à l’autorité, partisan du « ni maître, ni disciple ». Celui qui désavoue la pédagogie car elle risque de créer un rapport de dépendance et d’imitation. Celui qui est constamment en quête de l’accomplissement de soi et qui recommence tout par lui-même, inlassablement, avec lui seul pour référence. Il ne refuse pas le pouvoir, il le recherche même, mais pas pour sa propre gloire, malentendu tenace, uniquement au service de l’œuvre comme instrument pour réaliser les objectifs auxquels il croit.